Archive / Entretien avec Arkadi Zaides, chorégraphe et interprète

Renan Benyamina : Votre création prend pour matériau le projet d’une association israélienne pour les droits de l’Homme, B’Tselem. Pouvez-vous nous présenter cette structure et le projet qui vous a inspiré ? 

Arkadi Zaides : B’Tselem est une organisation israélienne, connue pour mettre régulièrement en lumière les violations des droits des Palestiniens par l’armée, les colons, le système judiciaire et le gouvernement. Elle a été fondée en 1989 pour « documenter et informer le public et les décideurs israéliens sur les violations des droits de l’Homme dans les territoires occupés, combattre la situation de déni dominant le public israélien, et aider à créer une culture des droits de l’Homme en Israël ». En 2007, B’Tselem a développé une nouvelle modalité d’action en confiant des caméras aux Palestiniens résidant dans les territoires occupés afin qu’ils puissent témoigner des provocations et des persécutions subies. Les faire entendre, les montrer, est apparu comme un acte de résistance important. C’est via les réseaux sociaux que j’ai découvert ces vidéos qui constituent le point de départ et la matière du spectacle. J’ai d’abord été saisi par la force brute de ces séquences, innombrables, à partir desquelles je me suis engagé dans un travail de sélection, de documentation et de réflexion. 

Renan Benyamina : En quoi ces images vous sont-elles apparues comme un matériau pertinent pour la création chorégraphique ? 

Arkadi Zaides : Elles me permettent de poursuivre le questionnement qui anime tout mon itinéraire artistique depuis cinq ans : comment le corps devient un médium à travers lequel on appréhende et interroge la situation politique en Israël ? Dans une de mes précédentes pièces, intitulée Quiet, quatre performeurs israéliens, juifs et arabes, partageaient le plateau dans un climat de tension extrême. Pour cette nouvelle création, je voulais aller chercher plus profondément dans les racines de cette violence. Les vidéos produites dans le cadre du projet The B’Tselem Camera Project sont des documents très particuliers. La fonction principale de ces images est de servir de preuve. Leur vocation est d’abord et avant tout de témoigner. Je me suis demandé si elles pouvaient me fournir quelque chose de plus en utilisant mon corps comme médium. En les visionnant, en m’en imprégnant, j’essaie de transformer ces archives en matériau d’une autre sorte. Comment mon regard, orienté par mon expérience et articulé à mon corps, peut-il extraire de ces archives une sorte de testament à plusieurs niveaux, ou encore les augmenter, les décaler ? Voilà le sens de ma démarche dans cette pièce. 

Renan Benyamina : Vous évoluez entre le public et le grand écran sur lequel sont projetées les images. Comment définiriez-vous votre positionnement, votre relation aux vidéos ? 

Arkadi Zaides : Le principe dramaturgique de la pièce est de partir d’une situation d’observateur, un observateur qui aurait conscience de sa responsabilité et son parti pris par rapport à la situation, pour peu à peu intégrer, incorporer dans mon corps des informations vues ou attendues à l’écran. Le système est a priori réglé, mais il est cependant en permanence détraqué, contesté. Tantôt j’apprends et répète un mouvement observé à l’écran, tantôt j’anticipe ceux à venir, les annonçant. Une fois que cette relation est établie, j’essaie de modifier ma position face aux images. Je me positionne volontairement de différentes manières dans le dispositif. Le plateau est divisé en trois espaces : l’écran, sur lequel sont projetées des vidéos, le public, assis en face, et moi-même, entre les deux. Parfois, je suis du côté des spectateurs observant les images, parfois du côté de la personne qui filme, parfois de celle qui est filmée et d’autres fois encore, je suis juste moi, au centre de tout cela. Qu’est-ce que mon corps peut ajouter à la perception de ces images ? C’est le questionnement qui sous-tend ces déplacements, ces différentes positions. Je tente d’être un médiateur, tantôt un filtre, tantôt un obstacle au regard. Mon corps change la façon dont ces images sont perçues, il permet d’opérer des focus, de placer les choses dans une nouvelle perspective. 

Renan Benyamina : En adoptant les positions des différents acteurs de ces séquences, est-ce aussi votre propre place que vous cherchez ? 

Arkadi Zaides : Je ne cesse d’interroger et de remettre en cause ma propre position dans ce conflit, en tant que citoyen et en tant qu’artiste. Même si je mets en scène les preuves, filmées par les volontaires de B’Tselem dont les mouvements, la voix et le point de vue sont extrêmement présents, les Palestiniens dans les vidéos que j’ai choisies restent derrière la caméra. Dans la pièce, je mets en lumière les corps des Israéliens. J’essaie par là de réfléchir sur la société à laquelle j’appartiens et donc sur la position que j’occupe dans cette situation. De plus, bien que ces images soient fortement ancrées dans un lieu spécifique, je crois que la violence se manifeste de la même façon dans d’autres  conflits. La menace qui pèse sur la terre a toujours un impact sur l’être et sur le corps humain. Au-delà du cas israélo-palestinien, je m’interroge sur la violence dans une perspective plus universelle. 

Renan Benyamina : De nombreux enfants sont filmés, jetant des pierres sur les Palestiniens ou bien les menaçant. Pourquoi insister sur ces images ? 

Arkadi Zaides : Les enfants sont comme des réceptacles, des médias à travers lesquels on peut comprendre les adultes mais aussi plus largement ce qui arrive à une société. Observer des enfants, que l’on considère a priori comme innocents, dans un tel état de violence et de déchaînement, est évidemment très choquant. Mais le plus important pour moi, c’est qu’à travers eux, l’absurdité de la situation est surlignée. Cette dimension du conflit, qui colonise le corps et l’esprit dès le plus jeune âge, ne nous parvient pas tellement via les médias traditionnels. Ces images sont pourtant susceptibles de faire réagir et posent des questions fondamentales à nos sociétés. 

Renan Benyamina : Les acteurs du conflit que l’on voit dans les séquences vidéos parlent en hébreu ou en arabe. Pourquoi avoir choisi de ne pas traduire leurs propos ? 

Arkadi Zaides : Chaque spectateur reçoit les séquences en fonction de sa propre histoire, de ses références, de sa position. Nous avons des lectures et des perceptions différentes. Je craignais qu’en traduisant les propos des personnes filmées, on nivelle la réception : tout le monde aurait compris la même chose. Or, le plus intéressant selon moi n’est pas tellement ce qu’un enfant crie mais l’intensité de son cri, la violence de sa voix, l’agressivité de ce moment-là. Je suis intéressé par cet écart qui peut advenir, dans une assemblée de spectateurs, entre celui qui comprend l’hébreu et donc les colons israéliens, celui qui comprend l’arabe et donc les Palestiniens derrière la caméra, et celui qui ne parle aucune de ces langues, qui est étranger à la situation. Chacun éprouve un lien différent aux séquences projetées. J’espère que cette diversité de réception constitue une occasion de s’interroger et d’échanger sur ce que chacun ressent. Mais aussi une occasion de se demander, tout simplement, qui est son voisin. 

Renan Benyamina : Vous réalisez un travail très important sur le son, traité en direct à partir de votre propre voix pendant la pièce. Pourquoi ce choix alors que l’on perçoit déjà le son des séquences filmées ? 

Arkadi Zaides : Ce travail répond d’abord à la volonté de recevoir, dans mon propre corps, la violence exprimée par les voix, puis de la restituer. Je tente de devenir une archive vivante, d’enregistrer des informations physiques mais aussi sonores. Je m’enregistre puis joue en effet avec des boucles sonores. Ce traitement en direct me permet, par effet de superpositions et d’accumulations, de produire un mix de voix, d’échos, et de les ajouter aux gestes de mon corps. Je cherche, en croisant des éléments de réel, à créer une forme abstraite, un langage qui serait celui d’une multitude. 

Renan Benyamina : Plusieurs artistes chorégraphes en Israël traitent du conflit israélo-palestinien. La danse y est-elle perçue comme un lieu de résistance et de critique ? 

Arkadi Zaides : À mon sens, le milieu de la danse en Israël n’est pas suffisamment engagé. La danse israélienne déploie une grande puissance, manifeste un engagement physique particulier, et je dirais qu’elle est aussi dans une logique de contrôle. C’est un véritable objet d’interrogation : d’où vient cette puissance, cette force et que peut-elle signifier ? C’est comme si la violence de notre société se poursuivait dans le geste, dans le mouvement. Je me demande aujourd’hui si on ne poursuit pas le conflit par la danse, comme une façon de poursuivre l’occupation. Dans mes derniers travaux, j’ai questionné ce lien entre le contexte politique et la danse que nous produisons. À l’avenir, j’aimerais lâcher prise par rapport à cela, m’affranchir de cette gestuelle de la violence. 

Entretien avec Arkadi Zaides,  propos recueillis par Renan Benyamina - pour le livret du Festival Avignon 2014