Interview / Entretien avec Nicolas Truong, metteur en scène

Yves Kafka : Alain Badiou, dans Eloge du Théâtre, pointe que beaucoup d’entreprises théâtrales actuelles visent à déconstruire la représentation en dépouillant la parole des codes qui la travestissent, tout autant que le corps des costumes qui l’identifient socialement. Est-ce dans cette optique de « mise à nu » théâtrale que vous avez abordé Interview ?

Nicolas Truong : Alain Badiou parle lui d’une mise à nu effective : le dénuement du corps réel va de pair avec le dénuement du théâtre que l’on va dépouiller de ses codes originels pour qu’il devienne celui des corps et non plus celui des mots. Il s’inscrit du côté de la radicalité du corps réel projeté nu sur scène. Ce n’est pas là mon sujet, ma « mise à nu » n’est pas celle que Jan Fabre pratique sur les plateaux, elle s’exerce sur la parole. En effet, on est dans un moment paradoxal où ça parle tout le temps et où on n’entend rien ! L’interview est le rendez-vous paradigmatique de ce grand tam-tam et bavardage universels.

D’où ce projet qui se présente comme une tentative de « mise à nu » de la parole au moment même où ce genre de l’interview mainstream contribue souvent à banaliser, à masquer plus qu’à révéler. Au travers du choix d’interviews réalisées, on voudrait comprendre comment l’interview pourrait être cette maïeutique contemporaine destinée à s’inscrire dans un espace démocratique à même de faire accoucher les pensées… L’interview est une conversation d’un genre particulier puisque ce n’est ni un interrogatoire, ni un confessionnal, ni une rencontre amoureuse, ni un entretien d’embauche, et pourtant ça tient de tout cela à la fois. Car même si on aborde des points intimes, on sait que l’adresse au final est celle d’un public. En cela c’est une métaphore du théâtre où la parole des acteurs est aussi destinée à d’autres.

Comment Florence Aubenas fait advenir des vérités dans l’affaire d’Outreau… Comment le prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievitch, fait advenir la vérité de ce que les femmes vivent dans la guerre, de la catastrophe de Tchernobyl, de l’expédition russe en Afghanistan, de ce qui reste de l’Homme rouge… Comment Marguerite Duras procède quand elle s’entretient avec un enfant surdoué de sept ans ou avec une directrice de prison... Il y a un art de l’interview, c’est une pratique liée à l’écoute, au regard, à la relation. C’est un exercice empathique où il convient de se mettre à la place de l’autre pour comprendre sa position, et même si on s’affronte, cela a plus à voir avec une danse qu’avec un match de boxe.

La « mise à nu » est portée aussi au travers d’interviews comme celle que Michel Foucault a donnée au Monde en 1980. Le philosophe s’est plié au jeu à la condition expresse que l’entretien soit anonyme : il ne voulait pas que son nom fasse écran à ses propos et ce secret a été gardé jusqu’à sa mort en 1984. A la première question concernant les raisons du choix de l’anonymat, il a répondu : « Par nostalgie du temps où étant inconnu ce que je disais avait quelque chance d’être entendu. » La surface de contact avec le lecteur était sans ride. Le nom est certes une facilité mais il agit comme un voile. Foucault proposait donc subversivement une année sans nom d’auteur. A la différence de Deleuze qui lui rejetait le genre de l’interview, Foucault le revendiquait mais en déplaçant l’intérêt sur son contenu et non plus en le focalisant sur la personne de l’interviewé.

Dans le Projet Luciole, on entend Deleuze déclarer que les forces d’oppression n’empêchent pas les gens de parler mais qu’au contraire elles les forcent à s’exprimer ; il faudrait trouver des silences où les choses à dire puissent émerger. Lui, il prétend qu’il faut sortir de l’interview qui est par essence binaire, sortir des questions pour se fabriquer nos propres questions. Ceci dit, il s’est prêté lui-même aux interviews avec Claire Parnet pour son abécédaire.

J’aimerais que l’entretien soit comme le tracé d’un devenir, une aventure, une sorte de noce… pas la banalité du couple, mais une noce, une fête de l’esprit. Aller entendre ceux qui n’ont pas obligatoirement un accès naturel à la parole. Prendre le temps d’écouter pour que la caméra et le micro soient oubliés afin que la parole advienne.

Ce qui nous intéresse sur le plateau, c’est de montrer le mouvement de l’esprit au travers des corps. Les mouvements de l’esprit sont très « physiques ». Ils mettent à nu la pensée.

Yves Kafka : Justement cette entreprise de « dévoilement » a quelque chose à voir avec Mythologies de Roland Barthes : lui nous proposait de réfléchir la société à partir d’arrêts sur images, vous vous nous introduisez dans les arcanes de ce « divan à deux » qu’est l’interview… Cet exercice de mise à nu - mené ici à trois : vous et vos deux acteurs fétiches, Nicolas Bouchaud et Judith Henry - ne va-t-il pas sans s’accompagner d’une jouissance faisant pencher vers Dionysos votre présente œuvre ?

Nicolas Truong : Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche souligne la dualité du dionysiaque et de l’apollinien, le théâtre étant du côté du dionysiaque contre l’apollinien, de la sensibilité contre la raison ou par-delà la raison, en dépassement - en termes hégéliens - de la simple rationalité. C’est évidemment ce qui m’intéresse au théâtre : ne pas mettre en scène des idées désincarnées mais au contraire les réintroduire dans des corps, les faire advenir dans un duo dansé, une rencontre amoureuse pour Le Projet Luciole, comme une lutte des consciences en mouvement. Faire émerger la part intuitive, sensible de la pensée qui dépasse le script de l’interview.

L’interview ratée d’Emmanuel Carrère qui, refusant de faire son journaliste, n’avait pas préparé son entretien avec Catherine Deneuve - dans l’espoir de faire surgir ex nihilo la pépite, une vérité dissimulée - est très parlante sur cet engagement du corps, porte-voix de la pensée. Avec Nicolas et Judith, il y a cette complicité qui fait qu’ils sont capables de créer des déplacements en donnant à voir ce qui est invisible dans l’interview.

De belles interviews aussi comme celle donnée à La Stampa par Pasolini, quelques heures avant d’être assassiné, ce fameux texte Nous sommes tous en danger au titre prémonitoire. D’ailleurs ce texte, projeté par les comédiens, résonne dans notre présent comme s’il était écrit à l’instant.

Yves Kafka : Lorsque le même Nicolas Bouchaud, dans Don Juan monté par Jean-François Sivadier, s’adresse au public en sautant dans la salle, pour délivrer le pamphlet contre l’hypocrisie, ses paroles sont comme des lames d’acier qui nous transpercent…

Nicolas Truong : Oui, la parole peut toucher physiquement ! Il y a une corporalité de la parole, même quand ça ne bouge pas. Et chez Nicolas, c’est très singulier, voire assez exceptionnel cette capacité qu’est la sienne de donner corps aux mots. Quant à Judith, elle entretient par d’autres voies la même qualité de rapport au public pour le capter, le séduire. Rapport non frontal pour Judith, totalement frontal pour Nicolas.

Yves Kafka : Pour en terminer très provisoirement avec l’Interview, les questions proposées ici – car comme le dit Gilles Deleuze que vous citez : « le but n’est pas de répondre à des questions, c’est de sortir, d’en sortir » - vous ont-elles permis d’échapper au langage codifié de l’interview mainstream pour accéder à votre parole singulière ? Sinon, on reprend depuis le début…

Nicolas Truong : (rires) Ce que Deleuze dénonce ce sont les questions qui ne sont plus questionnées, les poncifs, les lieux communs. Le travail du philosophe est alors de sortir de ce cadre pour répondre à côté et fabriquer comme un artiste ses propres formes. Ce qui m’a semblé très intéressant ici, c’est que, à partir de vos questions et de la liberté que j’ai eu de pouvoir me réapproprier cette « mise à nu » initiale, j’ai pu « développer » le pourquoi de cet Interview qui sera présenté à Avignon.

Entretien accordé le 14 avril 2016 à la revue Inferno (et reproduit avec son autorisation) par Nicolas Truong, à propos d’Interview programmé au festival d’Avignon en juillet dernier (propos recueillis par Yves Kafka)