J'ai trop peur / Entretien avec David Lescot, auteur et metteur en scène

Y.K. : J’ai trop peur… Un « Je », sujet de la pièce, aussitôt redoublé par le pronom personnel tonique « Moi » pour désigner l’anti-héros… Qui se cache derrière ce Je redondant ?... En effet  à vouloir exhiber le Je avec autant d’insistance, c’est comme si on voulait le cacher… On serait (presque) tenté de vous demander : comment s’est passé votre « passage » en sixième, David Lescot ?

David Lescot : (rires) Dans mon souvenir, c’était un vrai changement de monde… J’étais dans une école à classe unique à la campagne, un peu une image d’Epinal en milieu rural, et j’ai dû quitter ce milieu protégé pour aller dans un lycée à Etampes, un établissement un peu dur, un peu violent. Cela représentait un changement d’univers très marqué avec le ramassage scolaire comme pont entre ces deux mondes. Il en reste bien sûr des souvenirs, des sensations assez marquantes.

Y.K. : Oui, mais étiez-vous traversé par les mêmes « affres » que votre personnage ? Est-ce cette matière-là, diffuse en vous, qui vous a amené à produire cette œuvre ?

David Lescot : Oui sûrement… Et la peur en général… J’ai transposé toutes les angoisses qu’on peut avoir à cet âge-là en les cristallisant sur un point précis mais ce n’est pas obligatoirement la peur de la sixième… c’est beaucoup plus vaste que cela. C’est une peur diffuse de grandir, de changer de vie. Grandir quand on est enfant, c’est comme des épreuves générant des angoisses qu’il faut arriver à surmonter. Et cette matière a donné ce récit où le regard sur l’existence - qui n’est pas toujours « légère » - se double de l’humour salvateur.

Le fait aussi d’avoir des enfants m’a fait beaucoup réfléchir sur la traversée de cet âge un peu compliqué… J’ai interrogé ma fille dont l’expérience était - et pour cause ! - plus fraîche que la mienne. Je me suis longuement documenté auprès d’elle et de ses copines ; je me rappelle même avoir organisé une séance de consultation « d’experts » qui avaient tous autour de treize ans pour en savoir plus sur le sujet.

Y.K. : De même vous apportez un soin minutieux à « écrire » le langage propre à chacun des trois personnages, ne laissant, sous l’apparence d’une spontanéité jaillissante, rien au hasard. Pourquoi, pour l’auteur prioritairement pour adultes que vous êtes, est-il si important d’être au plus près des mots de chacun dans une exigence d’écriture destinée ici au jeune public ?

David Lescot : D’abord parce que c’est le langage qui nous fonde, et aussi parce que c’est l’outil théâtral par excellence... Ici la différence entre les trois âges ne pouvait faire l’économie d’une différenciation des langages. Le langage évolue non seulement en fonction des âges de la vie mais aussi des époques qui produisent un type de langage. Un enfant de treize ans aujourd’hui ne parle pas comme celui d’il y a trente ans. Les langages créent des conflits, des tensions, des incompréhensions (dont le théâtre est friand) - comme si on se parlait dans une langue étrangère - et l’enjeu est pourtant toujours de tenter de « s’accorder » ! Le langage est une source inépuisable d’actions. Par exemple l’initiation - du plus âgé au plus jeune - passe par le langage. C’est le ressort de l’action de la pièce.

Y.K. : Au-delà de ce que vous signalez – le langage comme marque identitaire qui articule pensée et action ainsi que nos rapports aux autres – on n’a pas toujours l’habitude de rencontrer un auteur, écrivant pour le jeune public, autant préoccupé par ces questions posées par la langue. Faut-il voir dans cette exigence liée à l’écriture, les marques d’une profession de foi pour un théâtre pour enfants ne cédant rien aux facilités communes ?

David Lescot : Sûrement… Je ne veux pas écrire un langage enfantin inventé par les adultes. Ce qui m’intéresse c’est d’essayer de reproduire la manière originale de parler qu’à l’enfant. Les enfants ne sont pas infantiles. Au contraire, ils sont très sérieux. Ils ont des opinions, une vision du monde qu’ils expriment dans leur propre langue. Les écouter parler crée un effet de réalité. De plus, la langue a une « portée » musicale très importante et, en tant que musicien, je ne peux passer à côté de cette ressource essentielle.

Y.K. : La scénographie est très sobre et pourtant elle est – au même titre que les différents langages - très « parlante ». Vous pouvez nous dire ce qui a présidé à son choix ?

David Lescot : J’ai travaillé avec François Gautier Lafaille - qui n’est pas toujours le scénographe de mes spectacles - mais là je souhaitais que cela soit lui. C’était pour moi une évidence. Je tenais en effet à quelque chose de très simple, une sorte de boîte à jouer qui se métamorphose pour évoquer les jeux de construction de l’enfance. Je désirais un univers gigogne transformable : une caisse qui peut devenir la plage, un bureau de classe, une chambre… ce que l’on veut en fait ! Il fallait que les comédiennes puissent aisément manipuler cette structure qui se devait d’être légère pour pouvoir jouer avec. De plus, il fallait pouvoir transporter et installer facilement ce décor - on joue dans des théâtres mais aussi dans des écoles -, cela faisait partie du cahier des charges de ce spectacle. Et je savais que François avait un vrai talent pour travailler les matériaux comme le bois. Il était donc à mes yeux la personne qui s’imposait.

Cette structure très artisanale répond en tous points à la revendication d’un théâtre de tréteaux, très simple, sans « effets spéciaux », un théâtre monté et montré à vue. Ces transformations incessantes - on tire deux planches et hop apparaît un bureau, on remballe et cela devient une plage ! - créent une atmosphère ludique qui plaît beaucoup aux enfants.

Y.K. : On est en plein dans l’imagination au pouvoir ! Avec un rien, les enfants vont en faire quelque chose, la porte est grande ouverte à toutes les projections…Mais peut-on voir aussi dans ce système de trappes bondissantes où les enfants apparaissent et disparaissent à la vitesse grand V, l’image concrète des « saut(e)s d’humeur » de cette période charnière marquée par l’instabilité propre à tout changement ?

David Lescot : Oui bien sûr… c’est une étape fondatrice. Apparaître, disparaître fait partie intégrante de la construction de la personnalité… Quand on sort de la pièce, on ne disparaît pas vraiment, on peut revenir… Cela touche, ce jeu, à l’archaïque.

Y.K. : Oui, on pense à une réplique adolescente du jeu du fort-da dont parle Freud. L’adolescence est aussi le lieu où se rejoue l’archaïque…

David Lescot : Exactement, le jeu de la bobine pour rejouer l’alternance entre présence et absence de la mère afin de tenter de maîtriser quelque chose de ce qui nous arrive.

Y.K. : Pour la distribution, vous avez choisi consciemment trois comédiennes pour endosser le rôle de deux adolescents et d’une fillette : « trop peur » de coller à la réalité et d’empêcher la distanciation ? ou/et désir de montrer que garçon ou fille, peu importe le genre, le « passage » est toujours problématique?

David Lescot : Les deux effectivement, c’est tout à fait ça…. Le fait que ce soit des filles qui jouent le rôle de garçons établit une distance salutaire avec la peur et permet de montrer qu’elle peut être surmontée cette peur, elle peut être domptée, elle fait partie du chemin ; et ça c’est très réconfortant.

Et puis, à ces âges de l’adolescence, on est à la fois fille et garçon. Souvent d’ailleurs les garçons ont des voix plus aiguës que les filles. Ils sont très féminins avec des visages très frais, parfois poupons. L’adolescence, c’est une espèce de chaudron où tout est versé à la fois. C’est exactement ça, cette confusion… Et ça sort comme ça sort, parfois de manière un peu violente.

J’ai toujours bien aimé faire jouer des garçons par des filles. Je l’ai souvent fait. Le théâtre est un lieu où il faut montrer que les frontières du genre, les barrières que l’on construit dans la société et dans les institutions, ne sont en fait - il ne faudrait jamais l’oublier - que des constructions. Et le théâtre, dans la fonction qu’est la sienne, est là justement pour les traverser ces « constructions » ; les questionner, les remettre en jeu, rebattre les cartes des préjugés construits, c’est un peu son rôle…

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