Le Cinquième Hiver / Entretien avec Pep Ramis, directeur et danseur

Y.K. : Après Bach présenté sur le plateau du Théâtre des Quatre Saisons en avril 2015, vous revenez à Gradignan en ce mois de mars 2017 pour Le Cinquième Hiver… Qu’est-ce qui, en vous et dans le spectacle proposé, vous semble avoir changé « entre temps » ?... temps, qui semble au cœur de cette proposition chorégraphique.

Pep Ramis : Ce qui a changé, c’est le corps… Corps qui est plus âgé, corps qui porte en lui une expérience qui s’accumule au fil des années pour resurgir au niveau de cette nouvelle proposition. Avec Bach, Maria dansait en noir sur un fond blanc. Ici le fond est toujours blanc mais nous sommes deux à danser, habillés en noir aussi. Ce contraste marqué permet de mettre en valeur, les menus détails, les petits gestes, les états par où nous passons. C’est un travail tout en subtilité pour, au travers de cette proposition poétique, donner à voir et à entendre le temps qui passe.

Montrer ces deux corps qui ont atteint la cinquantaine - nous avons respectivement cinquante-quatre et cinquante-trois ans - et qui, malgré le temps qui passe, nous permettent de rester dans une exigence de qualité artistique, de pureté dans les gestes. Notre proposition n’est pas compliquée : le défi réside dans la simplicité visée… qui est tout, sauf facilité !

Ce qui change aussi avec les précédents spectacles, c’est l’utilisation d’un texte en toile de fond, comme un paysage sonore qui accompagne l’histoire de ce couple dansant dans le « désert blanc » du plateau. On a décidé en effet de renoncer cette fois-ci à notre propre parole pour faire entendre une voix off qui se détache, comme un troisième personnage invisible, indiquant des pistes. Au départ on avait dix pages de texte, puis, on a coupé, coupé, coupé encore, jusqu’à ne garder que l’essentiel. On a procédé de la même manière pour la scénographie.

Y.K. : … scénographie qui peut évoquer une symphonie visuelle en noir et blanc tant les nuances de noir (on pense au peintre Pierre Soulages) et le blanc immaculé s’étayent les unes les autres pour se mettre mutuellement en valeur… En quoi ce « décor » noir et blanc est-il partie intégrante de la chorégraphie en jeu ?

Pep Ramis : Oui, il a un rôle essentiel. On commence avec le mur presque devant, puis il bouge, en arrière, en avant, il ouvre l’espace ou le restreint, en fonction des temps de pression et de décompression.

Y.K. : Un peu comme un écho visuel de ce qui se passe en vous, un paysage extérieur qui donne à voir le paysage intérieur…

Pep Ramis : C’est ça, voilà… Au début, on avait construit plusieurs murs, ils tombaient à certains moments, etc. On les a retirés pour ne garder que l’essence du mur blanc. Ce mur joue avec nous, c’est comme le quatrième élément qui symbolise l’espace en mouvement lui aussi. C’est un peu la métaphore de notre espace intérieur qui parfois se comprime, parfois s’ouvre. Il agit comme une traduction poétique d’états psychiques.

En fonction des différents états que nous traversons - et qui sont projetés dans ce moment chorégraphique - le mur bouge pour signifier le mouvement oscillatoire pris entre liberté et repli. Accords et désaccords des corps, des psychés, en lien avec l’espace représenté.

Y.K. : A cet univers visuel à haute valeur évocatrice, répondent en écho la poésie d’Erri de Luca et les compositions sonores de Fanny Thollot qui adjoint aux mots du poète napolitain les collaborations chantées et musicales d’Alia Sellami, de Niño de Elche et du Danseur des solitudes (titre du livre que lui a consacré Georges Didi-Huberman, Editions de Minuit, 2006), l’immense danseur de baile flamenco, Israël Galvan. Ainsi, après les lumières en noir et blanc, c’est l’univers sonore épuré des mots articulés et des accents chantés et musicaux, qui vient accompagner à son tour les mouvements de vos corps vibrant à l’unisson... Pourquoi les avoir choisis, eux et non pas d’autres ?

Pep Ramis : Cette histoire-là remonte à très loin… Notre relation avec Erri s’est nouée lors d’un spectacle où nous avons collaboré ensemble avec un plaisir partagé. Je lui ai donc tout naturellement suggéré d’écrire pour nous. On est allés le voir, il est venu chez nous, et il a écrit un texte très beau… Ce texte on a tenu à le mixer avec d’autres phrases et passages de ses livres. Et ce sont ces écrits qui constituent la parole de ce troisième personnage qui parle en voix off.

Le paysage sonore constitue une pièce importante dans notre proposition. Fanny Thollot - avec qui on a travaillé dans le spectacle précédent - a réalisé cette installation sonore qui permet de faire voyager le son dans tout l’espace, ce qui nous aide beaucoup au niveau de la chorégraphie. La voix off d’Alia Sellami, chanteuse musicienne, est capable de chanter de l’arabe classique mais aussi des chants liturgiques, ce qui offre un grand éventail de possibilités. Lors du travail d’enregistrement, étaient invités les chanteurs de flamenco Niño de Elche et Israël Galván, qui nous a fait le plaisir de venir pendant deux jours. Fanny manipulait le son, Israël dansait, etc. et toutes ces expérimentations ont été enregistrées pour être montées ensuite. On a beaucoup parlé avec Israël sur la place de l’improvisation, c’était un vrai travail de laboratoire. Et Fanny a établi sa composition avec tous ses matériaux recueillis soigneusement, un peu comme le travail du montage d’une bande son au cinéma. C’était un plaisir merveilleux d’avoir toutes ces personnes réunies autour de la création de ce qui allait devenir le paysage sonore du spectacle. On a beaucoup ri, c’était vraiment délicieux ! Dans le prochain spectacle d’Israël, Alia Sellami va d’ailleurs participer.

Y.K. : Si tout n’a pas été dit, que souhaiteriez-vous ajouter, Pep Ramis ?

Pep Ramis : Ce duo est pour nous très important... En effet depuis quelques années on dansait séparément, Maria dans son solo, et nous deux dans d’autres productions de groupes. Là, on se retrouve réunis sur le plateau, Maria et moi, et c’est un grand bonheur de « parler » ensemble à partir de ce lieu qui nous passionne. L’intime projeté en forme artistique concerne tout le monde. Et les écrits d’Erri de Luca donnent une résonance universelle à notre histoire.

Entretien accordé par Pep Ramis au Théâtre des Quatre Saisons, le jeudi 9 mars