En attendant Godot / Entretien avec Jean Lambert-wild

Y.K. : Depuis sa création, le 5 janvier 1953 au Théâtre de Babylone, salle mythique parisienne, En attendant Godot est à classer parmi les monuments sacrés du répertoire. Or vous, Jean Lambert-wild, vous avez délibérément choisi de confier les deux rôles de clochards célestes, Vladimir et Estragon, à deux acteurs africains, Fargass Assandé et Michel Bohiri à la peau d’ébène… Est-ce là votre manière particulière de rappeler que l’Humanité – et les interrogations métaphysiques qui vont avec – est née dans la corne de l’Afrique et de tenter d’accroître l’empan visuel de ceux qui s’époumonent à répéter en boucle « on est chez nous » ? Décaler le regard en « tirant à blanc » sur des préjugés visant à exclure celui qui est autre, c’est là votre intention plus ou moins secrète?

Jean Lambert-wild : Je ne crois pas…. Je n’irai pas jusque-là… Je n’ai pas d’intention « secrète » au sens où il y a des évidences que tout le monde met en partage. La première raison qui nous a fait travailler avec Fargass Assandé et Michel Bohiri, c’est le lien fort d’amitié qui nous lie. Ce sont deux acteurs d’excellence. Michel Bohiri est l’un des plus grands acteurs de toute l’Afrique, on l’appelle le Fernandel de la Côte d’Ivoire. Quant à Fargass Assandé, c’est une sommité très connue pour ses multiples interprétations et pour ses prix remportés encore récemment au cinéma.

La deuxième raison tient à la pièce elle-même. En effet, lorsqu’on lit un texte, on réfléchit à une distribution possible en se demandant comment les personnages peuvent être incarnés. Or pendant longtemps on est resté sur la figure un peu imposée des clochards célestes, ce qui est juste puisque la référence aux clowns est perpétuelle dans Godot. Mais on ne peut pas s’arrêter à cela, il y a aussi l’humour de la tragédie… Avoir choisi deux acteurs africains fait entendre certaines répliques avec une résonance immédiate car ce texte n’est aucunement abstrait mais parle de situations des plus concrètes. En effet aujourd’hui la figure d’exilés perdant le temps et l’espérance dans des lieux improbables, celle de ces immigrés clandestins se retrouvant dans des no man’s lands - à Sangatte par exemple ou d’autres lieux désertiques - à toujours attendre quelqu’un qui ne vient pas, sans que l’on sache qui ils attendent, est une réalité que chacun a dans la tête.

Y.K. : Finalement ce que vous dites n’est pas si éloigné de mes hypothèses de départ…

Jean Lambert-wild : Oui bien sûr ce n’est pas éloigné, si ce n’est qu’il n’y a pas d’intentions secrètes. On fait beaucoup de cas d’un théâtre qui doit parler du monde d’aujourd’hui… Oui certes, mais je dirai que le théâtre doit surtout parler de notre humanité, et de comment cette humanité se construit. Le théâtre est une chose étrange, un art où on est capable de faire parler les morts. Pour moi la question de l’humanité ne se traduit pas dans le quotidien, elle le dépasse en allant au-delà. D’où la nécessité que ce texte soit servi par de grands talents. D’ailleurs le succès rencontré par cette version africaine d’En attendant Godot tient beaucoup à la chance que j’ai eue de pouvoir réunir un tel aréopage d’acteurs de très haute qualité.

Y.K. : Au-delà de cette innovation « aficaine », vous confiez à un collectif de metteurs en scène - vous et vos deux complices, Lorenzo Malaguerra et Marcel Bozonnet - le soin de monter cette pièce phare de Samuel Beckett. Là encore, quelles sont les raisons de ce choix peu « commun » ? Quels sont les avantages et les vicissitudes d’un tel attelage au service d’une création échappant à un seul gourou ?

Jean Lambert-wild : D’abord une précision : dans la distribution, il est écrit « direction » et non pas « mise en scène ». Je n’emploie jamais à mon égard le terme de metteur en scène, parfois employé par d’autres. On pourrait inverser votre question : quel est l’avantage à regarder le monde au travers d’un seul point de vue ? Je crois depuis longtemps à l’esprit de coopération. Plus un sujet est complexe, plus on a de chance de le résoudre en faisant appel à l’esprit coopératif. De plus, je ne crois pas réellement à la fonction du metteur en scène. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas et qu’elle n’a pas apporté au théâtre, mais cette fonction apparaît à un moment donné dans une épistémologie de l’art théâtral qui date du début du siècle dernier, elle est appelée maintenant à se transformer.

D’ailleurs dans Godot, si vous avez remarqué, Lorenzo Malaguerra, Marcel Bozonnet et moi-même, les trois à assumer cette direction, sont aussi sur le plateau. C’est une manière de rythmer le travail, de porter un regard lié à nos compétences à chacun. Moi ce sera plus le rapport au clown, la scénographie, un certain dynamisme ; Marcel Bozonnet ce sera son intuition de la langue française, une capacité de phrasé ; quant à Lorenzo Malaguerra ce sera sa justesse de ton, sa capacité à nous mettre en confiance, à savoir au mieux distribuer l’espace. Plus que « diriger », il s’agit exactement de conduire, ce n’est pas tout à fait la même chose. Les acteurs sont aussi les auteurs d’une réalité en actes, il faut leur faire confiance.

Pour tous mes spectacles, je partage la direction - ou la conduite si l’on préfère. C’est la conception qu’est la mienne du théâtre. Ce n’est pas non plus un collectif, c’est autre chose. Je crois personnellement à l’esprit de coopération qui est l’esprit de coopérative. D’ailleurs avant même d’être directeur d’un centre dramatique, j’avais eu la chance de diriger La Coopérative 326 qui fut la première coopérative ouvrière de production en France et qui rassemblait des comédiens, des danseurs, des musiciens, des compositeurs, des techniciens.

Y.K. : Vous renouez en cela avec l’esprit du Théâtre de Babylone, là où fut donné pour la première fois En attendant Godot, théâtre qui était géré selon le principe d’une coopérative ouvrière…

Jean Lambert-wild : Oui mais il n’y a pas tant que ça de possibilités de relier une éthique du théâtre à son fonctionnement économique ; la coopérative me semble être l’un des meilleurs moyens. Devenons les entrepreneurs de notre réalité. Je crois en effet qu’un artiste doit être l’entrepreneur de sa réalité, c’est là le gage de son indépendance d’esprit. Mais comme on ne peut pas entreprendre tout seul - c’est difficile et trop solitaire -, le fait d’entreprendre à plusieurs constitue aussi une force politique.

Y.K. : Venons-en à Lucky... Quand, il y a plus de soixante ans, Roger Blin a créé la pièce, il s’est donné le rôle du maître en choisissant d’incarner Pozzo. A l’inverse vous êtes Lucky, celui qu’il traîne en laisse. D’autre part, alors que Pozzo peut être joué indifféremment par Marcel Bozonnet, Lorenzo Malaguerra ou Christophe Avril, vous êtes le seul à jouer Lucky… Hasard de la distribution ou désir de montrer en creux que si les maîtres abusifs peuvent revêtir de multiples visages, l’humanité de l’esclave, elle, est unique et donc universelle ? Quelles affinités électives entretenez-vous avec votre personnage ?

Jean Lambert-wild : Vaste question… Je suis habité par un clown qui me dévore. Je ne sais pas si j’ai trouvé mon clown ou si c’est lui qui m’a trouvé, en tout cas il a une singularité : c’est qu’il n’est pas échangeable. D’autres ont fait tentative de revêtir mon pyjama, mais ce n’est pas simplement un pyjama, c’est un fantôme qui m’habite ! Ce fantôme possède une énergie, des mouvements particuliers. Je ne saurais même pas trop le définir tant c’est toujours une découverte pour moi de constater comment il bouge, comment il s’empare de mon corps, de ma voix, et de découvrir cette énergie un peu folle qui l’anime. Donc, c’est tellement particulier que cela rend difficile de le confier à quelqu’un d’autre.

Même si Marcel Bozonnet, Lorenzo Malaguerra, Christophe Avril qui jouent alternativement le rôle de Pozzo, ne sont pas non plus « remplaçables », j’occupe cependant une place particulière, celle de chef de troupe - parfois confiée aussi à Marcel Bozonnet - qui fédère les énergies. Et puis cela traduit que dans la relation ambiguë qu’entretient Lucky avec son maître Pozzo, il y a quelque chose d’unique qui ne peut se transmettre aussi facilement. Il y a de la cruauté chez Lucky, une cruauté particulière, une cruauté du désespoir. C’est un rôle muet essentiellement. La plupart du temps on en a fait un être apathique ou égaré, or moi j’en fais un être très réactif, un être qui a peur, qui réagit au moindre son, au moindre bruit, qui est vif, mais qui est en même temps épuisé.

Je suis toujours curieux de voir un autre le jouer ce rôle dont je me suis emparé d’une certaine façon… C’est mon clown qui a pris Lucky, comme il a pris Richard III. Ce qui est incroyable c’est que les spectateurs voient et entendent Lucky. C’est là la force du clown, je ne pourrais pas expliquer pourquoi… Dans ce qui m’est rapporté, ressort à quel point on entend le monologue de Lucky, à quel point son apparition fait basculer la pièce. De même, il est aussi étonnant que dans Richard III, un clown au pyjama rayé n’a qu’apparaître sur scène pour qu’il devienne instantanément Richard. C’est là où je ne peux que constater la nature de mon clown : un fantôme qui peut revêtir les habits d’autres fantômes… Prochainement il incarnera Dom Juan. Après il y aura sans doute une filiation étrange de voir comment Lucky devient Richard, comment Richard devient Dom Juan, et comment Dom Juan devient Don Quichotte, etc.

Y.K. : C’est l’humanité du clown qui le rend miscible dans tous ces personnages, si différents…

Jean Lambert-wild : Il a une constante, ce clown. Il est habité par une grande mélancolie, cela m’apparaît une évidence en le travaillant. Pas une mélancolie atone mais au contraire cette grande mélancolie qui le porte à être craintif, guerrier, emporté, drôle. Le duo entre les deux clowns, le blanc et l’auguste, est un vrai bonheur, tant la complicité est grande avec Marcel Bozonnet. Le rapport entre ces deux figures de clowns est d’ailleurs ici inversé puisque c’est l’auguste le plus fort, c’est lui qui me frappe, me donne des coups et se moque de moi.

Pourquoi ai-je décidé de monter En Attendant Godot ?... Au départ, c’est l’amitié qui m’y a tout naturellement conduit. La situation du théâtre en Afrique est terrible et mes camarades ivoiriens n’avaient plus de travail donc plus de moyens d’existence. Il fallait trouver une pièce qui puisse leur convenir. J’ai pensé à cette pièce de Samuel Beckett. Nous n’avions pas beaucoup de moyens de production mais Marcel Bozonnet, qui est quelqu’un d’une grande loyauté, s’est rallié aussitôt à Lorenzo et à moi pour leur proposer ce projet.

Y.K. : Au-delà des « attendus » artistiques qui ont présidé aux choix de ce texte, de sa mise en scène et de ses acteurs, en quoi cette pièce déjà décalée en 2014 quand vous l’avez créée à la Comédie de Caen, résonne-t-elle de manière encore plus politique à moins de deux mois d’un rendez-vous qui s’annonce crucial ?

Jean Lambert-wild : J’entends la question et je pense que la puissance des grands textes est de mettre en résonance tous les contextes. Les textes de cette valeur là nous permettent de « réfléchir » (dans les deux sens, psychique et physique) toutes les situations. En attendant Godot résonnera sûrement d’une manière particulière actuellement, puis encore dans d’autres contextes qui surgiront par la suite. Il y a là un tel réservoir de réflexions sur notre humanité et notre situation d’être humain, que l’on ne peut qu’être amené à appréhender notre monde différemment. On sort de cette représentation plus joyeux, plus intelligent, et aussi mieux armé pour affronter les petites vicissitudes et désespérances quotidiennes. L’humanité n’est pas construite sur notre quotidien mais sur notre capacité à dépasser ce quotidien. La puissance des grands auteurs et de leurs textes, c’est justement de ne pas nous mettre dans une position cynique par rapport au monde, mais au contraire dans une position tonique qui nous permette de nous dépasser pour tenter de tutoyer les étoiles.

Ce que je sais, c’est que ce texte présenté de très nombreuses fois, face à des publics très différents, tant dans leur composition sociale que dans leur âge, dans des pays multiples (jusqu’en Chine), donne un immense plaisir, à nous acteurs certes qui adorons le jouer, mais aussi aux spectateurs qui rient franchement. Parfois Beckett est associé au théâtre de l’ennui d’une attente qui n’en finit pas de finir et lasse le spectateur ; la preuve est faite qu’il n’en est rien ! Beckett disait que le monologue de Lucky contient à lui seul le condensé de toute la pièce. Il y a du sens dans ce délire, mais il est tellement compact qu’il faut le déployer à grande vitesse pour le faire entendre. Les sept minutes cinquante-quatre exactement que dure le monologue de Lucky me demandent une dextérité plus importante que les deux heures et quart de Richard III. C’est comme si je conduisais une voiture de course à toute allure sur des routes escarpées de montagne, et où le moindre écart, manque de concentration, ou manque d’humanité me conduirait à coup sûr à une sortie de route fatale. Je peux comprendre que ce monologue soit considéré comme le grand défi pour un acteur… J’espère bien qu’il fera rire !

Entretien accordé par Jean Lambert-wild au Théâtre des Quatre Saisons, le 3 mars