Und / Entretien avec Jacques Vincey, metteur en scène

Y.K. : Il semblerait Jacques Vincey que vous développiez une attirance particulière pour les héroïnes « intranquilles »… celles qui parlent pour exister, celles qui parlent pour combler le vide qui les menace. Il y a eu Gloria de Jean-Marie Piemme, Mademoiselle Julie de Strindberg, Madame Sade de Yukio Mishima, et maintenant Und de Howard Barker…D’où vous vient cette fascination - proche de l’addiction -  pour ces femmes-héroïnes  qui naviguent en eaux troubles ?


Jacques Vincey : (rires) C’est un peu « malgré moi » que tout cela se fait…  Quand j’ai mis en scène Madame de Sade après Mademoiselle Julie, je me suis dit qu’il y avait là quelque chose qui insistait en moi du côté des héroïnes féminines… Effectivement ces personnages féminins portent en eux une grande profondeur. La force de leurs engagements - qu’ils soient amoureux ou d’ordre plus métaphysique - est telle que ces femmes se jettent dans les situations en allant jusqu’au bout, sans réserve, ce qui n’est pas toujours le cas des hommes. Et puis, à la différence des stéréotypes de héros masculins, elles laissent aussi part en elles à la fragilité, au doute. Traversées, bousculées qu’elles sont par la vie, elles s’exposent peut-être plus que les hommes qui se forgent des carapaces pour être à l’abri. Dans les héroïnes que j’ai mises en scène, on pourrait aussi citer Les Bonnes qui sont toutes les trois de sacrées femmes !


Pour resserrer sur Und, cette femme balaie un spectre très étendu, qui va du sentimental au plus métaphysique en passant par le lyrisme, sans oublier l’humour et le désespoir. Elle ne s’interdit pas non plus le côté mélodramatique. C’est l’une des beautés de ce personnage que d’embrasser largement tout ce qui nous compose, homme et/ou femme. Seulement, le fait d’être femme, l’autorise - peut-être - à laisser sortir des choses, à exprimer des sentiments qui avanceraient plus masqués chez un personnage masculin.


Y.K. : Au-delà de la complexité de l’humain dont ces figures féminines sont en soi porteuses, le théâtre comme la littérature réclame pour nourriture des  personnages « limites », objets de fascination…


Jacques Vincey : Oui, bien sûr… Comme vous l’avez dit, « l’intranquillité » c’est ce qui nous permet de faire un pas vers l’inconnu(e), vers l’obscurité parfois. En tout cas l’intranquillité - même si la formule pourrait paraître un peu pompeuse -  est pour moi une quête de lumière dans l’obscurité.


Y.K. : Justement la scénographie - que l’on doit à Mathieu Lorry-Dupuy - crée sur le plateau une insécurité mettant en danger (réel ?) l’interprète autour de laquelle s’abat régulièrement des lames de glace qui se détachent des cintres… Immerger Natalie Dessay - qui a incarné « lyriquement »  de très grandes figures du répertoire comme celle de La Reine de la nuit dans la Flûte enchantée  - dans un état d’intranquillité physique, était-ce là  un passage obligé pour la rendre à son humanité ordinaire en la mettant  « hors d’elle »?


Jacques Vincey : Il faut d’abord que je commence par dire comment cette scénographie s’est construite… Ce spectacle a été composé pendant des périodes courtes s’étalant sur un an et demi. Autrement dit, quand j’ai commencé à répéter, je n’avais pas de scénographie préétablie, elle a découlé de ce qui naissait en répétitions, jour après jour, de notre avancée dans ce texte complexe dont l’ordre chronologique a été respecté pour des raisons très concrètes de mémorisation. De là, des choses se sont imposées… Comme le fait qu’il n’y avait aucune raison que l’interprète ne bouge au fil de la représentation. Et dans le même temps, cette immobilité devait s’inscrire dans un champ de forces. On a pensé d’abord à des forces électriques qui créeraient une tension palpable dans laquelle ce texte se devait d’être donné. Et c’est ainsi, que de fil en aiguille, on en est arrivé à cette matière organique de la glace. Réceptacle de lumières - c’est l’électricité en diffusant de la chaleur qui la fait fondre progressivement -, représentante d’un danger potentiel en suspens, la glace traduit aussi l’action du temps agissant sur l’espace comme une mise en abyme de l’écoulement du temps agissant sur cette femme, la poussant jusqu’aux ultimes limites où elle va sombrer. La glace, matière solide qui devient liquide, s’est alors imposée.


Mais comme on a besoin de retrouver Natalie Dessay de soir en soir, on s’arrange pour que le danger reste une illusion de théâtre en échappant au réel ! (rires) Natalie joue à chaque représentation avec un « partenaire » - la glace endosse vraiment ce statut de partenaire dans la pièce ! - qui a des réactions totalement aléatoires, ne se comportant pas de la même manière selon le rythme où elle fond. Cette incertitude fait écho au texte : on a beau posséder toute la maîtrise intellectuelle imaginable, on reste toujours fragile face à l’imprévu, on sursaute toujours quand un coup de feu retentit à notre oreille. Ainsi sur scène, quand un bloc de glace se détache, immanquablement Natalie va sursauter, elle va être « réellement » bousculée en elle-même.


Cette mise en œuvre d’un « plafond de glace » s’effondrant de manière aléatoire a été un peu compliquée à mettre au point au niveau technique mais le résultat répond à nos intentions : Und, traversée par des mots imprévus, à laquelle fait écho l’espace scénique traversé par des chutes de blocs de glace tout autant imprévues. Quant à Alexandre Meyer, dans le registre musical qui lui appartient, il accompagne les mots de Und en réinventant de soir en soir ses notes en écho à ce qui se passe sur le plateau. En effet, si la musique a ses repères, ses points de rendez-vous avec le texte et son  interprète, elle n’est pas écrite, laissant place elle aussi à l’imprévisible.


Y.K. : Dans la même veine d’exigence du choix de votre scénographie et de vos interprètes, vous vous êtes adjoint la coopération de Vanasay Khamphommala qui a non seulement réécrit en français le texte de l’auteur anglais Howard Barker mais en a aussi assuré la dramaturgie… L’écriture particulière qui en résulte, en quoi colle-t-elle avec votre mise en jeu ? Pourquoi l’avoir choisi, lui ?


Jacques Vincey : Vanasay a suivi un parcours universitaire très poussé qui l’a conduit entre autre à produire une thèse sur l’écriture de Howard Barker et de Shakespeare. Deux dramaturges anglais appartenant à deux époques différentes mais dont les univers nimbés d’obscurité n’ont pas fini de nous questionner. Son travail universitaire a eu donc pour effet de l’immerger dans l’univers de Barker - y compris dans son œuvre théorique, car cet auteur a beaucoup écrit sur ses écrits - et cette approche lui a donné un bagage intellectuel très précieux. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que cette connaissance très profonde de l’œuvre de Barker s’est ensuite « dissoute » de manière sensible dans sa propre écriture pour la soutenir sans que la première soit directement visible.


Y.K. : Un peu comme on dit de la trame d’un tissu, l’écriture de Backer est devenue la trame invisible de son récit…


Jacques Vincey : Oui, c’est tout à fait ça… Au-delà d’une compréhension rationnelle, l’œuvre parle en Vanasay et il déplace ainsi les idées préconçues en faisant en sorte que ses connaissances tout en innervant son écriture ne la contraignent nullement mais au contraire exaltent sa créativité. Ainsi son approche sensible fait-elle résonner la profondeur du monde créé par Howard Barker. La traduction proposée, tout en respectant  la lettre et l’esprit du texte initial, atteint une puissante qualité musicale  la mettant « en accord » avec les exigences d’une actrice lyrique comme Natalie Dessay. Cette traduction  donne à « entendre » les mots non seulement au travers de leur sens mais aussi de leur son,  ils deviennent les notes d’une partition musicale à part entière.


Dans Und, la sensibilité se retrouve à tous les endroits - texte, musique, interprétation, scénographie -, occupant une place essentielle. C’est sans doute pourquoi on est si touché par ce qui se joue sur le plateau.


Entretien accordé par Jacques Vincey à Yves Kafka pour le Théâtre des Quatre Saisons, le 27 mars 2017