Une autre Odyssée / Entretien avec le compositeur Alexandros Markeas
Y.K. : Votre nom, Alexandros Markeas, délivre à lui seul les senteurs de cette terre grecque chantée naguère par l’écrivain Jacques Lacarrière dans son très beau livre L’été grec, paru chez Plon dans la collection « Terre Humaine ». Aujourd’hui il semblerait que le bleu de la mer Méditerranée ait viré au noir, que l’été chaleureux ait fait place à l’hiver glacial… Choisir comme sujet et comme titre Une autre Odyssée, est-ce une aubaine de circonstance ou une urgence impérieuse qui s’est imposée à l’artiste que vous êtes ?
Alexandros Markeas : Evidemment que ce n’est pas une histoire de circonstances… D’autant plus que notre volonté commune avec Frédéric Bétous de partir sur ce projet-là date d’avant cette accélération soudaine qu’a connue le mouvement migratoire, phénomène amplifié par l’exode des réfugiés fin de l’été 2014. Depuis les années 2000, les morts en mer Méditerranée s’élevaient autour de 60000 et soudain, ce nombre est monté en flèche avec les conflits violents qui déchirent la Syrie. Le texte d’Erri de Luca date lui de 2005, il y décrit l’odyssée des migrants pour raisons économiques, quoiqu’il y ait eu toujours, mêlées aux premières, d’autres situations impossibles à vivre.
Bizarrement l’idée d’écrire sur la mer en tant que lieu de mémoire vient d’un autre lieu du monde totalement différent. J’ai été frappé par l’œuvre du poète Derek Walcott, prix Nobel de littérature - un peu l’Aimé Césaire des anglophones - qui s’est inspiré dans ses récits de L'Iliade et de L’Odyssée pour les transposer dans le monde des Caraïbes. Il a notamment insisté sur les rapports qu’entretiennent mer et Histoire. Pour lui, la mer décrit un mouvement permanent qui raconte le mélange du monde. Mon parcours est celui-là, je pars de la culture grecque que je retrouve ensuite chez des poètes et penseurs comme Derek Walcott et Edouard Buisson, puis je reviens en Méditerranée avec Erri de Luca pour comprendre comment cette mer qui pour moi est associée à la douceur de vivre, au bonheur le plus total - je suis un vrai amoureux des îles de la Méditerranée -, comment ces endroits paradisiaques peuvent devenir le lieu des tragédies contemporaines.
Y.K. : Pour accompagner ces rapports étroits entre Méditerranée et Histoire, mouvement permanent dont vous venez de nous parler, vous convoquez la musique de la Renaissance et la musique contemporaine. En quoi cet alliage est-il fondé à porter votre message ?
Alexandros Markeas : Notre but était de créer une musique de toutes époques et de tous pays, nous voulions faire pleurer la Méditerranée dès l’Antiquité jusqu’à nos jours. Créer un espace unifié de temps et de lieux autour de la Méditerranée. Jouer sur la plainte, sur les chants funèbres qui à la Renaissance sont plus proches de la musique religieuse, sans oublier les musiques traditionnelles où la plainte est souvent liée à celle des veuves qui pleurent leur mari disparu en mer, et encore jouer sur les musiques composées ici et maintenant. Toutes ces musiques alliées les unes aux autres créent un espace unique où les mêmes sensations, les mêmes sentiments circulent autour des mêmes plaintes.
Y.K. : L’espace de la Renaissance et celui de notre époque confondus en un même espace-temps pour mieux faire ressentir par le biais de la musique la permanence de la Méditerranée, lien qui « unifie » les deux époques…
Alexandros Markeas : Absolument, d’autant plus que lorsqu’on arrive à la musique de la Renaissance, la division entre l’Orient et l’Occident n’existe plus.
Y.K. : Les textes d’Erri de Luca - ce dramaturge et poète récompensé par le Prix Femina étranger ainsi que par le Prix européen en littérature, homme écrivain que l’engagement indéfectible au service de causes tant humanitaires qu’écologiques situe à la gauche de l’échiquier politique - constituent le livret du présent concert. Comment s’intègrent-ils aux lamenti du religieux Monteverdi et du sulfureux Gesualdo ? N’y-a-t-il pas là une alliance contre nature ?
Alexandros Markeas : C’est justement ici que se loge l’intérêt. De l’extérieur, tout les oppose, sans aucun doute. En revanche, quand on entre dans la spiritualité de chacun, on est surpris de leur ressemblance. Par exemple, Erri de Luca, homme très marqué à gauche, est un fervent lecteur de la Bible et un croyant passionné par le récit des religions. Il essaie de les comprendre, de les interpréter ces récits religieux et pas seulement ceux générés par la Méditerranée chrétienne. Si bien que la spiritualité est partout présente, elle rejaillit à chaque instant.
Ainsi dans son texte, Erri de Luca établit-il un lien entre le voyage sans retour des migrants et la Bible… En effet les migrants répondent à ceux qui veulent les renvoyer chez eux, que c’est peine perdue parce qu’ils ne sont que poussières, et que, dispersées, les poussières reviennent sept jours plus tard. J’ai été touché par ce récit de la mort et de la résurrection qui s’ensuit. Tout n’est qu’un éternel recommencement, tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière [Genèse].
Y.K. : Autre point qui pourrait paraître incongru, l’introduction de la vidéo qui fait irruption dans l’univers habituellement feutré d’un concert de musique classique. A quelle nécessité répond cette audace qui vous est, je crois, assez familière ?
Alexandros Markeas : La vidéo répond à trois raisons principales. D’abord, elle permet de créer un lien organique fort avec l’élément liquide de la mer, cette matière mouvante toujours présente et qui devient successivement vague déferlante, étale comme un miroir, eaux déchirées par le passage des bateaux.
Ensuite, la volonté d’immerger l’ensemble des musiciens et les chanteurs dans un univers où ils cessent d’avoir ce type de frontalité trop directe avec le public pour faire partie d’un récit produit par l’imagination de chacun ; imaginaire stimulé par un décor figurant la proue d’un bateau. Dans cette intention, les images projetées sont celles de la mer avec très peu de traces directes de migrants, notre propos n’étant pas de reproduire des images de migrants comme celles que les journaux et autres médias diffusent à grande échelle. On voulait en effet échapper à ce rythme de diffusion d’images. Elles saturent nos écrans et desservent finalement l’image en l’assimilant à un feuilleton télévisuel qui fait croire que ces personnes dont on parle sont des personnages n’existant pas en vrai, la semaine d’après on aura un autre épisode et ainsi de suite… Au lieu de cela, on voulait que ce soit l’imaginaire du spectateur qui recrée la réalité du migrant et non lui imposer une image déjà préformatée de migrant.
Y.K. : Pour conclure sur vos vœux de partage, votre alliance avec La Main Harmonique de Frédéric Bétous s’est construite sur quelles « tables de la loi commune » ?
Alexandros Markeas : Ce qui nous lie, c’est d’abord une ancienne amitié. Nous nous comprenons et cela simplifie de beaucoup notre travail... Nous avions commencé par un autre projet. Frédéric Bétous m’avait proposé de compléter un programme de madrigaux écrits par différents compositeurs autour de l’univers de Pétrarque et de ses poèmes d’amour avant et après la mort de Laure. Je m’étais donc appuyé sur l’œuvre de Pétrarque mais aussi sur les traductions que l’on doit à Aragon.
Ce projet nous a beaucoup apporté en nous permettant de faire la bascule entre deux musiques, celle de la Renaissance dont le flux continu trouvait là une respiration bizarrement très apaisante du côté de la musique contemporaine habituellement vécue comme sollicitant l’oreille de manière trop véhémente. Là c’était exactement le contraire et ce paradoxe, qui renversait les oppositions habituelles, nous a séduits et encouragés à poursuivre dans cette voie là. Aussi, quand j’ai découvert le texte d’Erri de Luca et la spiritualité qui l’accompagne, j’ai de suite pensé à la musique de la Renaissance et à l’Ensemble de La Main Harmonique de Frédéric Bétous.
Je continue de travailler sur la mer en tant que lieu de mémoire. Je crois aussi que les différentes musiques peuvent avoir une nouvelle vie. Aussi, certaines des musiques jouées avec Frédéric se retrouvent-elles au cœur d’un projet que je mène actuellement avec des enfants se trouvant dans des camps de migrants en Grèce. Je reprends avec eux certaines de ces mélodies pour qu’ils les jouent à leur tour. Pour moi, c’est très émouvant ce partage entre humains.
Entretien accordé à Yves Kafka, pour le Théâtre des Quatre Saisons, par Alexandros Markeas pour le spectacle Une autre Odyssée, mercredi 30 novembre