The Great Disaster / Entretien avec Anne-Laure Liégeois, metteure en scène

Y.K. : De spectacle en spectacle Anne-Laure, votre prédilection pour les écritures de qualité est reconnue ; votre compagnie, Le Festin, portant d’ailleurs le nom d’une pièce de Sénèque que vous avez présentée en fin d’études de lettres classiques à La Sorbonne…En quoi le choix de ce texte de Patrick Kermann - écrit en 92, l’année aussi de votre première mise en scène -, tient-il du rapport particulier que vous entretenez avec son contenu, et en quoi ce choix a-t-il affaire avec la personne de l’auteur ?

Anne-Laure Liégeois : C’est une longue histoire… Au départ, ce fut une surprise liée à la découverte d’un texte… mais aussi de son auteur, Patrick Kermann. Mon parcours a effectivement commencé en 92, date à laquelle j’ai mis en scène un texte de Christian Rullier, Le Fils. C’était un spectacle déambulatoire avec cinquante personnages que j’avais placés dans une caserne désaffectée. A cette occasion, Christian Rullier est venu nous rendre visite dans cet endroit marginal, lieu improbable coincé entre voie ferrée et Seine, et m’a proposé d’entrer au comité de lecture des Editions Théâtrales. Or peu de temps après, Patrick Kermann a adressé son premier manuscrit - The Great disaster - à ce comité de lecture et, hasard de la distribution des textes, c’est moi qui suis tombée sur son envoi... et je dois dire, tombée très vite en amour devant ce texte…

En effet, je suis très attentive à la langue - un peu une déformation héritée des études de lettres anciennes, le latin et le grec demandant d’être au plus près des mots - et j’ai de suite admiré la structure de cet écrit, la poésie de la langue pas forcément simple à décrypter mais toujours portée par une grande humanité. Tout ce que je continue à rechercher dans l’écriture et le théâtre se trouvait là, l’expression d’une humanité concrète et, dans le même temps, le décalage opéré par la présence d’une langue poétique.

Venant s’ajouter à la belle écriture de l’œuvre, le hasard de résonnances personnelles avec elle m’a séduite. J’ai été en effet très touchée par l’itinéraire de son personnage proche de celui de ma famille, une histoire liée aussi à l’Italie et à l’émigration… Mon arrière-grand-père est parti de son Italie natale pour chercher du travail - l’un de ses frères s’était embarqué pour les Etats-Unis -, et, croisement de routes, il s’est arrêté en France. De plus, cette histoire d’émigration, en écho à ma propre histoire, rejoint aujourd’hui celle d’autres émigrés venus d’autres horizons.

Pour la raconter, j’ai proposé plusieurs mises en scène très différentes mais cette forme-ci me semble la plus aboutie. Sur la huitaine de propositions, Olivier a joué au moins dans quatre d’entre elles.

Je me suis emparée de ce texte juste écrit avec l’envie de le mettre dans la bouche d’un comédien pour le transposer sur un plateau. J’ai donc rencontré Patrick Kermann et de 1992 à 2000, l’année de sa mort, nous avons eu ensemble un véritable partenariat. Nous avons beaucoup travaillé tous les deux. Je garde dans mes cartons la réécriture que je lui avais demandée de toutes les parties du Chœur dans Le Festin de Thyeste de Sénèque, un texte qui reste à ce jour inédit. On a travaillé aussi sur l’Electre d’Euripide, qu’il avait traduit et adapté, et que j’ai mis en scène. Puis, j’ai réalisé pas mal de travaux sur d’autres textes de lui, dont le dernier qu’il ait écrit pour le spectacle Embouteillage - On the road - écrit pour être joué justement par Olivier Dutilloy… Pour reprendre votre question de départ, je dirai qu’entre Patrick Kermann et moi, ce fut une vraie rencontre tant artistique qu’humaine.

Y.K. : Pour The Great Disaster, parallèlement à la richesse « polyphonique » de cette rencontre, vous optez pour une scénographie minimaliste. Minimaliste à l’extrême… Pour quelles raisons ?

Anne-Laure Liégeois : Je suis passée par d’autres scénographies qui n’avaient rien, elles, de minimalistes. Il y avait par exemple une jetée, des aquariums où flottaient des statues, de la lumière, de la musique…. Et puis, petit à petit - comme il m’arrive souvent dans mes scénographies - je me suis rapprochée du rien, le rien étant le tout… c’est-à-dire un acteur avec un texte, face à un spectateur.

La question qui a accompagné ce cheminement vers une scénographie totalement dépouillée, résonne par sa simplicité : qu’est-ce être mort, sinon ne plus bouger ? Giovanni Pastore est cet homme mort qui continue à nous parler sous la mer... J’ai donc demandé à Olivier - ce qui n’est pas évident pour un acteur - de ne pas bouger. Au début, c’était ne plus bouger son corps, puis, ne plus bouger sa tête, enfin, ne plus bouger du tout…

Y.K. : Tout semble en effet tenir à votre mise en jeu d’Olivier Dutilloy, l’un des acteurs fétiches de votre compagnie… Comment avez-vous travaillé avec lui pour atteindre ce résultat, des plus hypnotiques pour qui a vu la pièce…

Anne-Laure Liégeois : Olivier est un comédien toujours prêt à des expériences. Avec une très grande gentillesse, il a accepté volontiers ces contraintes. En fait notre complicité de plateau s’appuie sur toute une histoire, celle de vingt-cinq années de travail en commun… Moi j’ai acquis une grande compréhension de sa « langue d’expression ». Lui de même comprend de suite mes intentions de metteure en scène. Vingt-cinq ans passés à l’intérieur du même cycle d’écritures ont créé une grande connivence entre nous. Une connivence qui fait tout naturellement écho à celle qui liait Patrick Kermann et Olivier Dutilloy, le premier écrivant spécialement On The road pour que le second l’interprète. Une rencontre de deux personnes autour d’une même langue - la langue du théâtre, cette écriture si étrange - qu’ils partageaient.

Donc, à partir du moment où on procède à la compréhension fine du mot dans la phrase, et de la phrase articulée au texte, tout se déroule de la manière la plus naturelle qui soit, comme si la parole coulait de source… L’humanité d’Olivier et celle de Patrick - qui était quelqu’un d’animé par « le goût des autres » - sont très proches l’une de l’autre. Olivier, qui m’a demandé de reprendre ce spectacle en écho au sort réservé aux embarcations des émigrés en détresse sur la Méditerranée, est immensément riche de cette humanité. Que ce soit dans Macbeth, dans On the Road, ou dans ce spectacle-ci, la sensibilité d’Olivier se ressent « à fleur de peau ».

Pour Olivier, qui n’a dans The Great Disaster que les yeux qui bougent, c’est à chaque représentation une expérience unique de rencontre avec les spectateurs. Une expérience partagée avec le public d’un soir, en lien intime avec lui.

Entretien accordé au Théâtre des Quatre Saisons par Anne-Laure Liégeois, metteure en scène, le vendredi 12 mai